Conversation autour du Marquis

Par l'équipe Dargaud

Le nouvel album du Marquis d’Anaon, La Bête, paraît à la rentrée. Une fois n’est pas coutume, nous avons proposé à Jean-Christophe Ogier, adjoint au directeur de la rédaction de France Info et membre de l’Association des critiques de BD, de se joindre à nous et de jouer le rôle du confident. Le résultat donne une conversation à bâtons rompus et d’une rare richesse.



 


Jean-Christophe Ogier : L’Île de Brac, le premier tome de votre série, m’avait marqué. Aujourd’hui, j’ai la sensation que Le Marquis d’Anaon est une série majeure, ni plus ni moins. Que ce soit dans la mise en scène, les dialogues, la fluidité du récit, le réalisme… En plus vous êtes jeunes : c’est honteux d’avoir autant de talent en étant aussi jeunes ! (Rires.)



Fabien Vehlmann : Au sujet de la fluidité du récit, ça me fait plaisir parce que c’est un aspect que nous avons particulièrement travaillé avec l’idée que le lecteur ne doit pas buter à la lecture.



 


Matthieu Bonhomme : On a beaucoup parlé des intentions, c’est une partie essentielle. Que voulons-nous vraiment raconter ou signifier, que montrons-nous et comment ? Si j’ai un doute dans une séquence voire une case, on en discute.



 


FV : C’est comme un comédien qui se dit : “Je sais exactement ce que le personnage doit dire mais quelle est la façon la plus explicite de le dire ?” Au début, lorsque Matthieu me suggérait des changements, j’avais du mal à accepter qu’on touche à mes dialogues ! Et puis j’ai compris que ses questions étaient pertinentes car elles allaient dans le sens de la narration.



 


JCO : Le Marquis a été ton premier scénario ?



 


FV : En fait j’ai commencé par Green Manor (avec Denis Bodart, NdlR), qui avait été publié sous forme de courts récits dans le magazine Spirou. Ensuite j’ai travaillé sur Samedi et Dimanche avec Gwen avant de m’attaquer au Marquis. C’est Gwen qui nous a présentés, à l’atelier de la place des Vosges où bossait Matthieu, et nous avons commencé à discuter de ce projet assez vite.



 


JCO : Vous avez joué dès le départ avec le contexte historique, c’est-à-dire cette époque charnière où nous sommes à la fois dans une société vieillissante, quasi moyenâgeuse dans certaines régions de France, et au début d’une période prérévolutionnaire, le xviiie siècle, qui annonce des changements profonds. Jean-Baptiste Poulain, votre personnage, est justement à l’intersection de ces époques, il est entre les deux mondes aux sens propre et figuré.



 


FV : Ce choix est volontaire car cela permet de jouer sur ces transformations d’un point de vue dramaturgique. On est sur le point de basculer, à tous points de vue. Le siècle des Lumières correspond à une époque beaucoup plus dogmatique, c’est le règne du rationnel et du savoir qui se met en place. Jean-Baptiste est entre les deux, il a gardé un pied dans le merveilleux et en même temps, il veut comprendre ce qui semble encore inexplicable. À sa façon, il est assez moderne, presque schizophrène : il incarne le savoir mais il a encore envie de rêver. J’ajouterai que cette époque permet aussi d’aborder un imaginaire de façon iconographique : nous avions en tête les contes de Grimm ou de Perrault et les illustrations d’époque relevant de la gravure, technique d’ailleurs utilisée par Matthieu pour les pages de garde.



François Le Bescond : Quand tu parles de la raison et du merveilleux, c’est aussi la dualité rationnel/irrationnel, cette double personnalité de Jean-Baptiste qui lui confèrent une profondeur particulière.



 


JCO : Pourquoi l’avoir appelé Jean-Baptiste Poulain ?



 


FV : La référence directe est Jean-Baptiste Pocquelin, Molière… Juste après il y a eu Amélie Poulain, c’est autre chose ! (Rires.) Et puis Poulain, ça évoque aussi un côté fougueux et le monde de l’enfance, qui est une de mes obsessions, je dois l’avouer !



 


MB : Pour moi, le personnage symbolise bien ce passage au monde adulte, une fois encore il est “entre deux”. Et quand on apporte une explication à sa personnalité, à son vécu, on fait en sorte de garder une part de mystère. Quelle a été sa vie ? Qu’est-ce qu’il a vécu ? Dans La Bête, on découvre des choses sur son passé grâce à un autre personnage, son cousin. Celui-ci ne l’a pas vu depuis longtemps et il comprend qu’il s’est passé des choses “graves” dans la vie de Jean-Baptiste, mais il ne réussit pas en savoir plus.



 


FV : C’est vrai qu’on a évité ce côté trop explicatif alors que j’avais pourtant une tendance à l’être au début, avec ma vision plutôt classique de la bande dessinée. Matthieu a préféré que l’on découvre plutôt par petites touches la vie de Jean-Baptiste, c’est bien mieux comme ça. Son attitude aussi n’est pas celle d’un héros traditionnel, il ne va pas vers l’aventure à tout prix, il a même tendance à fuir dans L’Île de Brac, le premier épisode.



 


JCO : Je ne pense pas que l’originalité de votre travail se situe là. Nous n’avons évidemment pas besoin de tout connaître sur son passé pour savoir qu’il a un vécu, une personnalité propre. À propos de personnalité, j’aimerais savoir si le personnage est venu naturellement d’un point de vue graphique ?



 


MB : Là aussi, on a beaucoup parlé avant de le mettre sur papier, pour faire en sorte qu’il existe “physiquement”. On imaginait une morphologie un peu bretonne, mais ce n’était pas très précis. Et puis en le dessinant, j’ai vite réalisé qu’il ressemblait à un ami. Inconsciemment, je l’avais dessiné car sa personnalité avait des points communs avec le personnage. Depuis, Jean-Baptiste a évolué et les traits fondateurs ne sont plus exactement les mêmes. On m’a dit parfois qu’il me ressemblait !



 


FLB : Il est très fréquent de voir un personnage évoluer. Ce n’est pas seulement une évolution graphique, c’est aussi le caractère du personnage qui s’affirme et son vécu qui modèle le personnage, comme l’a fait par exemple Christophe Blain avec Isaac le pirate.



 


FV : Pendant longtemps, dans la bande dessinée, les personnages ne changeaient pas physiquement dans le sens où ils conservaient éternellement le même âge. Et puis des auteurs ont commencé à intégrer cette notion d’âge, je pense à Buddy Longway de Derib, qui vient récemment de sortir un épisode dans lequel il tue son personnage après l’avoir fait vieillir. Pour un scénariste, c’est important de se dire qu’on peut faire subir ça à ses personnages !



 


JCO : Dans le cas de Buddy Longway, Derib avait même annoncé depuis longtemps la mort du héros au vingtième épisode… Je ne peux pas m’empêcher de penser à Jean Roba, qui vient de disparaître : nous avons rediffusé sur France Info un extrait d’une interview dans laquelle il expliquait que, pour lui, Boule n’avait pas changé d’un iota depuis les débuts de la série. Inversement, le drame d’Hergé n’a-t-il pas été de changer subitement, dans Tintin et les Picaros, l’apparence de son personnage ? La question se pose, mais heureusement que les personnages de bande dessinée peuvent finalement vieillir, ça me paraît essentiel.



 


MB : Il y a un truc amusant dans le cas de Jean-Baptiste Poulain, c’est que je ne retrouve vraiment le personnage que dans très peu de cases de la série. Je le cherche en permanence et parfois, d’un coup, je sais que c’est lui !



 


JCO : Par exemple ?



 


MB (feuilletant les pages de La Bête) : Ici par exemple, c’est lui (planche 25, troisième case) ou ici, une des rares fois où il sourit (planche 23, dernière case). Là ça va, c’est un moment en plus essentiel à l’histoire (planche 37, dernier strip). À cet instant, il n’est plus tout à fait frais ! Il y a aussi une case, parue dans Pilote et reproduite dans l’intégrale du Marquis d’Anaon en noir et blanc, où je l’ai à peu près réussi… Il y a un côté jubilatoire à être soi-même spectateur de la propre évolution de son personnage quand on y réfléchit.



 


JCO : Tout personnage est destiné à mourir. On sait donc que Jean-Baptiste Poulain va disparaître…



 


FV : On avait envisagé ça assez rapidement et, pour tout dire, c’était aussi lié à la question de se demander si nous n’allions pas nous essouffler à un moment. Faut-il tuer son personnage ? Grande question…



 


FLB : Peu d’auteurs ont osé cela, nous parlions de Derib à l’instant mais l’un des premiers scénaristes à avoir franchi ce stade est Guy Vidal dans Tu n’es pas le bon dieu petit chinois (dessin de Parras, Dargaud en 1981, NdlR).



 


JCO : Je m’en souviens, quand j’ai découvert cette histoire et cette fin, ç’a été un véritable choc ! Comment faites-vous avec Le Marquis, vous remettez les choses à plat à chaque épisode ?



 


MB : Absolument, on confronte nos points de vue, rien n’est figé à l’avance même si les bases sont établies. Pour le quatrième épisode, Fabien est allé très vite dans la phase d’écriture. J’ai été surpris de recevoir le scénario entièrement écrit, il y a eu de la part de Fabien une espèce d’urgence, de spontanéité à écrire l’histoire, ce que je comprends totalement car j’éprouve ça aussi dans le dessin, par moments. J’ai ressenti des émotions en lisant le scénario et j’ai éprouvé une sorte d’évidence dans l’envie de dessiner cet épisode. C’est quelque chose de très fort.



 


FV : Les propositions de Matthieu au tout début auraient pu me déstabiliser car il intervenait dans ce qui est censé être “mon domaine”. Mais ses premières remarques se sont avérées judicieuses, elles m’ont nourri dans l’écriture.



 


JCO : C’est un peu comme dans une rédaction, on est souvent plus intelligents à deux ou trois que tout seul !



 


FV : Mes expériences d’écriture en équipe, en l’occurrence dans l’audiovisuel et le cinéma, me font penser qu’il faut quand même qu’il y ait une personne qui décide sur la fin. Il doit y avoir un responsable qui aura le dernier mot, tout comme un réalisateur sera forcément celui qui décidera dans un film lors de la réalisation. En bande dessinée, les choses sont un peu différentes et j’ai tendance à penser que celui qui aura le dernier mot est plutôt le dessinateur car, tout simplement, c’est celui qui passe le plus de temps sur l’album et qu’il intervient après l’écriture, donc dans la phase finale.



 


JCO : Au sujet des décors, puisque je découvre cet album qui se passe en pleine montagne avec des paysages de neige, je voulais savoir s’il y avait un lien avec ton autre série Le Voyage d’Esteban, Matthieu ?



 


MB : C’est le hasard. Cela faisait longtemps que j’avais envie de raconter une histoire qui se déroule en Patagonie et c’est arrivé avec Esteban. La Patagonie et la Terre de Feu représentent beaucoup de choses au niveau de mon imaginaire, j’ai tellement rêvé en voyageant virtuellement dans ces régions du monde !



 


FV : Je tiens compte de cet aspect car je sais qu’en imaginant une histoire qui se déroule en montagne, en Savoie, il réussira à faire passer des émotions fortes. Il y a par exemple une séquence où Jean-Baptiste et son cousin arrivent près d’un rocher sur lequel ils repèrent des traces de la bête et les dialogues se limitent à pas grand-chose. À ce moment, la différence se fait par les décors de Matthieu et vous verrez que ce rocher n’a rien d’un simple caillou ! De même, en choisissant plutôt des paysages de landes dans le tome 1 puisque nous sommes sur une île en Bretagne, je sais que Matthieu sera à l’aise dans ce type d’ambiance.



 


MB : Pour L’Île de Brac, je me suis inspiré d’îles anglo-normandes dont l’île de Sark, où l’on trouve ces falaises, ces deux îles reliées par un petit pont, etc. L’épisode d’Arsène Lupin, L’Île aux trente cercueils, qui a été adapté en feuilleton pour la télévision, nous a également un peu inspirés.



 


JCO : Une parenthèse : je vous invite à découvrir Les Nuits blanches du Chat botté de Jean-Christophe Duchon-Doris, qui se déroule dans le sud des Alpes. Il y a un côté conte de fées transformé en polar qui m’a fait penser à votre série.



 


FV : Ah, intéressant… S’agissant des ambiances montagnardes, c’est sûr qu’on peut imaginer de nombreux scénarios. Avec La Bête, j’aurais très bien pu dire à Matthieu “c’est une partie de chasse en montagne” et basta ! Mais nous tenions vraiment à restituer ces ambiances si particulières, nous sommes allés ensemble là-bas faire des repérages.



 


FLB : Les personnes qui ont vu chez Dargaud les premières pages avec ce village attaqué par la bête ont tout de suite été frappées par le réalisme des décors.



 


MB : J’ai parfois utilisé une documentation pour dessiner certains de ces chalets. On a attaché beaucoup d’importance à la véracité de l’ensemble, y compris dans les couleurs. Les teintes des arbres qui commencent à avoir leurs couleurs d’automne ou ces prairies tellement vertes paraissent d’autant plus vraies que la couleur (signée Delf, NdlR) renforce ce sentiment. On peut jouer uniquement avec le dessin et la couleur, pour certaines séquences, pas la peine d’en rajouter avec des dialogues superflus. Au début de cet album, Jean-Baptiste ne dit rien, il est là, il observe mais c’est tout. On sait qu’il a forcément culpabilisé à la fin du précédent épisode – La Providence – et il y fait même référence au premier tiers de cette histoire. Il est le seul rescapé, le bateau a coulé à la suite de ses actes, il n’est évidemment pas sorti indemne de tout cela. Au début de La Bête, il est donc en retrait, silencieux. Il reviendra à la vie au fur et à mesure, jusqu’à cette scène de la fin, qui symbolise une forme de renaissance…



FV : D’ailleurs les Dragons, ces soldats qu’il accompagne, ne se gênent pas pour le chambrer ! Quand Jean-Baptiste les alerte sur le changement de temps brutal parce qu’il l’a vu dans les chardons ou qu’il faut se fier aux abeilles, les soldats sont franchement goguenards !



 


JCO : Le sens du détail est forcément important, on doit y croire jusqu’au bout. Sur certaines séries historiques comme Les Passagers du vent ou Les 7 vies de l’épervier puis Plume aux vents, Bourgeon, Juillard et Cothias savaient nécessairement que des historiens ou spécialistes allaient traquer la moindre faille !



 


FLB : C’est la même chose pour des séries qui se déroulent dans un environnement bien précis comme l’univers maritime, je pense à la série Tramp de Kraehn et Jusseaume : elle est lue de très près par des marins qui ont envie que le liberty-ship ressemble bien à un liberty-ship !



 


MB : J’ai eu les mêmes réflexions pour les navires dans La Providence, on n’y échappe pas… Même avec mon album L’Âge de raison qui se déroule durant la Préhistoire, j’ai eu droit à des remarques de spécialistes…



 


JCO : Et les éditeurs ont aussi leur mot à dire, j’imagine ?



 


MB : Bien sûr, d’ailleurs pour la petite histoire, Le Marquis d’Anaon avait été aussi présenté à un autre éditeur qui m’avait demandé de refaire des pages qui ne lui semblaient pas justes…



 


FLB : Ah, j’ignorais ça ! Je me souviens vous avoir dit que les premières pages me faisaient un peu penser à une autre série, mais ça ne concernait que la première séquence de L’Île de Brac.



 


JCO : Il me semble qu’en dessin réaliste, il est difficile de ne pas s’émanciper très vite. Et tu as une vraie personnalité.



 


MB : J’ai pas mal travaillé aux côtés de Christian Rossi, qui m’a évidemment apporté beaucoup, tout comme Jean-Claude Mézières. Mais à un moment donné il faut s’affirmer et ne jamais perdre de vue qu’on est là d’abord pour raconter quelque chose, qu’on doit donc avoir un dessin narratif et ne pas tomber dans le piège du beau dessin pour le beau dessin. Ça, c’est facile et un peu vain.



 


FLB : Jean-Claude Mézières a ce sens de la pédagogie tout en étant très direct.



 


MB : Je l’ai bien ressenti et c’est plutôt positif, même si un jeune dessinateur peut être déstabilisé en l’écoutant, surtout qu’il s’agit de Mézières, quand même ! Christian Rossi et Jean-Claude Mézières ont eux-mêmes la chance d’avoir les conseils de grands anciens dont Joseph Gillain (alias Jijé, NdlR). C’est précieux car on sent qu’il leur a transmis un truc, c’est indéniable.



 


FV : Aujourd’hui on parle beaucoup de cette “nouvelle bande dessinée”, mais je me demande ce que ça veut dire au final. Pour moi il s’agit d’auteurs, dans la plupart des cas, qui ont le souci de raconter une histoire, c’est ça qui est essentiel, qu’importe le style ou la façon de le faire. Manu Larcenet le fait par exemple remarquablement.



 


JCO : Le prochain épisode se déroulera toujours dans la région ?



FV : Eh non, cette fois on partira en Égypte ! Autant dire que Jean-Baptiste va accomplir un grand voyage…



 



Retrouvez l’intégralité de cette interview sur le site www.dargaud.com/lemarquisdanaon/

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