A propos de Rosangella...

Par l'équipe Dargaud

LES IDÉES


Corbeyran - Une femme. Ses enfants. Une blessure et un passé douloureux qui resurgissent sous la forme d'un ex mari qui refait soudain surface. Voilà le point de départ du récit tel qu’il m’a été présenté par Olivier. Ces éléments sont à la fois ordinaires et extraordinaires. Avec ce matériau, on peut écrire une infinité d’histoires. Du point de vue scénaristique c’est assez déroutant, voire angoissant, et cela explique sans doute qu'on ait mis autant de temps à choisir une direction. En même temps, avec le recul, tout semble évident tellement ce sont des éléments naturels, primordiaux.


Berlion - Éric possède cette étonnante capacité à s’immerger dans des sujets très différents sans donner à aucun moment l’impression qu’il tâtonne. Je lui ai raconté ce que j’avais en tête, l’histoire de cette femme. Il s’est approprié le sujet et nous avons continué à échanger des idées. Comme pour « Lie-de-vin », cet échange s’est étalé sur plusieurs années.


Corbeyran - Je crois profondément qu'on ne crée jamais seul, surtout lorsqu'on est scénariste de BD. Je ne parviens à m'approprier les histoires que lorsque je suis sûr que je les partage avec le dessinateur. C'est le cas pour Rosangella. Seul, je n'aurais jamais pensé à écrire une histoire pareille. Peut-être est-ce un manque de confiance ? En tout cas, je me suis dis : si Olivier y croit, j'y crois aussi !



ROSANGELLA


Berlion - J’avais envie de réaliser le portrait d’une femme et je me suis naturellement retourné vers Éric car il en parle très bien. J’adore ses personnages féminins, leur force de caractère, leur courage, leur lucidité et la tendresse exigeante qu’il a pour elles. J’étais sûr que le résultat serait à la hauteur de mes espérances et ça a été le cas quand j’ai reçu la deuxième version du scénario. Je pleurais en dessinant les dernières pages de Rosangella. Le récit a touché chez moi des zones obscures, tapies. Des zones que j’aurais été incapable d’explorer, encombré par mes propres censures, mes blessures ouvertes que j’évite soigneusement d’effleurer. M’en approcher par le dessin m’a fait un beaucoup de bien. Éric possède une sincérité totale. Il n’essaye à aucun moment de faire du second degré, de désamorcer une émotion forte par une bonne blague, ou de tomber dans l’excès, le tragique à outrance ou le pathos. L’équilibre est sincère.


Corbeyran - Rosangella est un personnage de fiction imaginé par Olivier. C’est un beau cadeau qu’il m’a fait en me confiant l’écriture du scénario car c’est un personnage très fort. Nous avons eu énormément de plaisir à lui inventer une histoire. C’est fascinant de voir peu à peu un personnage comme Rosangella prendre vie. Chaque jour, j’avais l’impression de la connaître un peu mieux. Après « Lie-de-vin » - qui mettait en scène un adolescent né sous X en quête d’identité et de vérités - certains lecteurs se sont demandés si j'étais orphelin et compatissaient au calvaire que j'étais supposé avoir endurer. Je les détrompais en les rassurant : mon enfance a été parfaitement heureuse et mes parents sont toujours en vie. Cela prouve une chose : lorsqu'on fait son boulot correctement, le lecteur y croit. Rosangella a certainement existée, mais nous ne l’avons pas rencontrée.



LE RÉCIT


Corbeyran - Maturation lente et rédaction rapide. Ce sont les deux caractéristiques qui ont présidées à la conception et à l'écriture scénaristique de Rosangella. Après avoir longtemps gambergé et discuté pour savoir quel point de vue adopter, l'histoire a fini par s'imposer et j'ai écrit le découpage en quelques semaines seulement, presque facilement. Il s'agit d'un récit intimiste, et c'est de l'intimité de Rosangella dont il est question. Mais c'est sa fille qui s'exprime. Ce qu'il y a d'intéressant dans ce choix, c'est qu'on est à la fois très à l'intérieur des sentiments (l'observateur est très proche de l'observée) et en même temps il existe une distance, même infime, car la narratrice adopte naturellement un point de vue extérieur. Du coup, les sentiments sont davantage supposés que vécus et le ton est plus libre car il laisse une petite place au doute.


Berlion - Je souhaitais placer ce récit chez les forains, les manèges, les fêtes foraines. Cet univers a toujours évoqué en moi deux sentiments contradictoire : la fête, la joie et souvent la mélancolie, la tristesse. Je me suis toujours dit que la vie de ces gens sans cesse sur la route et sans cesse en représentation, condamnés à l’enthousiasme quelles que soient leurs difficultés a quelque chose de très romanesque. En tous cas, je trouvais que cet univers faisait parfaitement écho à la vie de Rosangella.


LE DIALOGUE


Corbeyran - Les dialogues ne sont jamais conçus en amont de l'intrigue. Ils alimentent la psychologie des personnages en même temps qu'ils font progresser le récit. Il donc nécessaire que la trame générale soit pensée avant, même si elle n'est qu'ébauchée. En revanche, les dialogues ont une influence considérable sur l'impact émotionnel et suggèrent parfois le cheminement du découpage. En ce sens, ils ont la même fonction qu'un décor. Les mots sont des couleurs qui, en plus de ce qu'ils signifient, suscitent un certain état d'esprit chez le lecteur, tantôt ils l'apaisent et tantôt ils le contrarient.


LA COLLABORATION


Corbeyran - J'aime laisser des espaces, ne pas tout m'accaparer. L'une des caractéristiques principales du métier de scénariste est de partager. Une fois que le découpage est fait, l'essentiel a été dit, mais tout reste à faire, à montrer. J'aime me laisser surprendre par les images qui vont arriver. La réception des planches est un moment particulier, intéressant, angoissant, agréable. Après avoir écrit les premières pages du récit et lorsque j'ai vu arriver les premières planches d'Olivier, j'ai compris que je pouvais compter sur lui pour traduire toutes les émotions, ce que peu de dessinateurs sont capables de faire. J'ai pu alors me laisser aller sans retenue, sans douter, sans me demander constamment : est-ce qu'il va savoir exprimer ça ? Est-ce que ce n'est pas trop délicat ? Trop subtil ? Trop imperceptible ? Visiblement, ça ne l'était pas. C'est très confortable de bosser dans ces conditions. ça porte un nom, je crois. La confiance.


LES RÉFÉRENCES


Corbeyran - Je lis beaucoup, des romans et des bd. Je regarde énormément de films et de séries télé. Je vais au théâtre aussi, dès que l'occasion se présente. Quant au spectre de mes goûts, il est très large. Du coup, mes influences sont innombrables, diffuses, presque diluées, absolument indiscernables et certainement pas conscientes au moment où j'écris. Je ne sais vraiment pas à quoi Rosangella me fait penser.


Berlion - J’avais en tête deux films (« L’été en pente douce » et « Quelques jours avec toi ») et deux romans qui m’ont beaucoup marqué (« Les marins perdus » de JC Izzo et « La guinguette » de Bernard Clavel).


Corbeyran - Malgré le fait que j'ai été le scénariste des premières publications professionnelles d’Olivier, je n'ai jamais réussi à déterminer quels étaient ses maîtres, ses influences. Son graphisme ne ressemble à aucun autre. C’est comme s’il n’appartenait à aucune école, à aucun courant.


Berlion - J’aime toutes les tendances. Mon angoisse, c’est d’ être obligé de répéter à l’infini un style mis au point une bonne fois pour toute. Ce qui constituerait une sorte de prison graphique. Longtemps, j’ai voulu dessiner comme machin et après comme truc et ensuite comme bidule. Alors je changeais sans cesse. Aujourd’hui, je dessine comme ça vient. Se caler dans les pas de quelqu’un, passer le court moment de joie d’avoir presque pu égaler le maître, n’entraîne chez moi qu’une immense frustration. Et puis il y a toujours plus fort que toi, plus original , plus virtuose. C’est un combat sans fin. En revanche, si tu finis par écouter ta petite voix intérieure, ta propre sensibilité, si tu parviens à te satisfaire de ça, tu commences à prendre du plaisir. C’est pas évident, mais je suis convaincu maintenant que c’est là que se trouve la sérénité libératrice d’énergie, celle qui permet d’optimiser toutes nos capacité, aussi modestes soit-elles.


LA COULEUR


Corbeyran - « Lie-de-Vin » confirmait qu’Olivier était un véritable virtuose de la couleur, mais ses cases restaient "dessinées". Dans Rosangella, le trait (le fameux cerné noir qui identifie le traitement BD) est nettement moins présent, et on ressent une volonté de "peindre", d' "évoquer" plutôt que de "décrire". J'irai même jusqu'à dire que le dépouillement de certaines images confine à l'impressionnisme.


Berlion - A travers ce récit, je souhaitais aborder la couleur différemment. Non plus seulement comme du « remplissage de masse », mais en l’intégrant complètement à mon trait pour le mettre en valeur. Je voulais que la couleur soit partie prenante du dessin, qu’elle sculpte elle-même ses propres contours. J’ai travaillé le dessin de l’intérieur et tenter de faire surgir le sujet par petite touche, quitte à refermer un peu le dessin ensuite pour mettre en évidence certains détails, dans le souci d’établir une hiérarchie narrative dans l’illustration. J’ai cherché à guider l’œil du lecteur vers ce qui me semblait primordiale (le plus souvent il s’agit du regard des personnages). Peu à peu, par effet de feed-back, les détails sont devenus de plus en plus flous et leur rôle s’est cantonné à créer une atmosphère. Mais le résultat obtenu est intéressant : plus rien ne parasite l’émotion.


LA DOCUMENTATION


Corbeyran - Aucun nom de ville n'est cité. On parle du "sud". L'hôtel s'appelle "l'hôtel des voyageurs". La plupart des scènes se déroule sur le parking d’un supermarché ou dans la caravane d’une fête foraine. Des lieux qu’on trouve partout. Les intérieurs et les extérieurs auraient pu être filmés n'importe où. Ce sont des références délibérément vagues, imprécises. Elles ne servent que d’indications au lecteur. Volonté de s'éloigner de la réalité ? De la transcender ? Je ne sais pas. Le récit en tout cas en devient plus poétique. Plus universel aussi, sans doute. Plus essentiel, peut-être.


Berlion - J’ai utilisé très peu de documents photographiques. Seuls la caravane (reproduite ci contre), l’hôpital et le supermarché ont été photographiés et m’ont été utiles. Je suis parti du principe qu’après 12 ans de BD souvent basée sur une grosse documentation, il était temps de voir où en était ma mémoire graphique. C’est d’ailleurs étonnant de constater, lorsque l’on se plie à cet exercice, le nombre de détails que l’on a fini par emmagasiner au fil du temps. Du coup, le dessin devient plus libre, sans contrainte. Ce récit situé en dehors de toutes références temporelles et géographiques était idéal pour tenter ce type d’expérience.


LE STYLE


Corbeyran - J’ai déjà mis en avant le côté flou des images d’Olivier. En feuilletant les pages de l’album, en m’arrêtant sur chaque case, j’ai l’impression qu’au moment de déclencher l'obturateur, il a fait la mise au point sur le sujet avec un diaphragme grand ouvert. Résultat : beaucoup de lumière et une profondeur de champ réduite. Du coup, on reste centré sur les personnages. Cette démarche répond parfaitement à la mienne, qui était de rester centrer sur les sentiments. Grâce à ce traité impressionniste, l'intériorité prend le pas sur les éléments et sur les événements extérieurs. Je crois - comme ça arrive souvent - que chacun de nous a agi de manière spontanée. Mais, à force d’être répété, ce procédé inconscient a fini par générer naturellement le style du récit.


Berlion - Quand cela devient évident. Quand on n’intellectualise plus rien. Quand on ne souffre pas. Quand on fait vraiment les images qui apparaissent dans sa tête au moment où on lit l’histoire. Quand l’expression graphique rejoint l’imaginaire qu’à suscité le scénario.


LA FIN


Berlion - Dans sa première mouture du scénario, Éric avait ajouté une troisième partie intitulée « L’enquête ». L’ histoire se poursuivait après le meurtre de Max. Chacun leur tour, les personnages étaient interrogés par la police et le lecteur découvrait alors des éléments qui étaient restés cachés au cours du récit. Cette 3e partie épousait le point de vue de l’inspecteur en charge de l’investigation. Je n’ai pas aimé cette version car elle nous éloignait de Rosangella.


Corbeyran - Je trouvais ça amusant de faire basculer le récit dans le polar, mais ce n’était pas une bonne idée. Olivier a eu raison de me faire changer la fin. Cet artifice cachait surtout un embarras certain. Je n’étais pas sûr de moi et me suis réfugié derrière un genre que je maîtrisais à peu près (le polar). Mais ce n’était qu’une béquille. Certains récits exigent plus. Rosangella est de ceux-là. Olivier me l'a signifié clairement. J’ai donc redistribué toutes les informations de cette "enquête" dans le corps des deux premières parties. C'est ce que j'aime chez Olivier, ce coté pro, très pro. Il ne s'embarrasse pas, il n'y a chez lui aucune ambiguïté. Paradoxalement, ce refus m’a redonné confiance en moi. J’ai pris conscience que j’étais perdu et que la piste que j’avais choisie était mauvaise. J’en ai essayé une autre. Rosangella y a gagné.


Corbeyran - On remarque une nette rupture entre l'ensemble du récit (urbain du début à la fin) et l'épilogue (deux pages de campagne bucolique). On souffle, on respire. Après avoir accompagné Rosangella dans sa souffrance, on est à son côté dans sa paix retrouvée...


Berlion - J’ai traité la fin à part. Après avoir achevé les 77 premières pages, je me suis obligé à prendre une semaine de repos, avant de me lancer dans la réalisation de cette séquence. Il était nécessaire que je sorte du côté « tourmenté » de l’histoire pour que je puisse proposer un épilogue apaisé, résolument tourné vers l’avenir.



 



 




APRÈS LIE DE VIN



Berlion - A sa sortie en librairie, en 1999, l’album « Lie-de-Vin » a été très bien accueilli tant par le public que par la critique. Ce succès m’a déstabilisé car je ne m’y attendais pas. Pour moi, ce livre relevait un peu du miracle, de l’inexplicable. C’était un ovni dans ma production et j’ai eu du mal à gérer les éloges. Mais déjà à l’époque, ni Éric ni moi n’envisagions de faire une suite à cet album, genre « Lie-de-vin monte à Paris ». Il y a eu un petit moment de flottement entre nous et j’en ai profité pour écrire mes propres histoires. C’était kamikaze, mais le défi a toujours été mon moteur, un mélange de manque de confiance en moi et d’une énorme exigence qui vient de loin. Les années suivantes, j’ai beaucoup travaillé et j’ai lancé de nouveaux projets. Après le succès de « Lie de vin », « Histoire d’en ville » (Glénat) m’a fait l’effet d’une douche froide. L’échec de cette ambitieuse trilogie m’a fait prendre conscience que désormais je ne devais plus chercher à plaire à quiconque. Dorénavant, j’allais travailler pour moi, uniquement pour moi. Cela a pris du temps. J’ai cherché à aimer simplement mon travail quel que soit le retour qui m’en était fait. Au passage, j’ai découvert que j’adorais écrire. J’ai ensuite réalisé « Cœur Tamtam » avec Tonino Benaquista. Son regard neuf et enthousiaste m’a aidé à franchir un palier, à laisser tomber le dessin épatant pour aller vers le dessin juste et narratif. Et puis il y eu « Tony Corso ». Là, j’ai vraiment franchi le cap en abandonnant toute forme de séduction graphique. J’ai laissé tomber la couleur qui m’aidait à masquer mes faiblesses. Je me suis fixé un objectif : dessiner vraiment.



Corbeyran - Après « Lie-de-Vin », il nous est vite apparu évident qu’il allait être difficile de « refaire » un album de ce type. Je me sentais totalement incapable de produire un bouquin comme ça par an. Ce n'est pas le genre de livre qu'on écrit comme le nouvel épisode d'une série du type « Le cadet des Soupetard » ou « Sales mioches ». Il faut laisser l'envie revenir. Il faut faire place nette. C'est parfois très long. Olivier est parti vers d’autres horizons, ses choix étaient motivés. Je suis moi aussi parti dans d’autres directions. J'ai été très heureux qu’il se tourne à nouveau vers moi pour l’aider à réaliser Rosangella.



Berlion - J’ai demandé à Éric qu’on travaille ensemble sur ce projet, car je sentais que le moment était venu. J’allais enfin pouvoir faire un album sereinement, pour le plaisir, au service d’une belle histoire. J’avais envie de faire un album qui glisse comme une évidence, comme « Lie-de vin » à l’époque où personne ne me connaissait, et que personne n’attendait rien de moi. Un album pour moi, pour nous, pour notre plaisir, en espérant qu’il soit partagé.

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