Mme Tharlet et M. Blaireau

Par l'équipe Dargaud

Pour les amateurs de livres pour enfants, le nom d’Eve Tharlet est familier puisqu’elle est l’illustratrice de près de 150 ouvrages… Son personnage le plus connu étant le très attachant lapin Fenouil qui, depuis plus de dix ans, a vécu une dizaine d’aventures aux éditions Nord-Sud. En vingt ans de carrière, elle a eu le temps de trouver son style et de créer un univers poétique très personnel, fait de douceur et de tendresse. Et – quelle joie ! – elle fait aujourd’hui ses premiers pas dans la bande dessinée avec « Monsieur Blaireau et Madame Renarde », scénarisé par Brigitte Luciani, où il est question de blaireaux, de renardes, bien sûr, mais aussi de famille recomposée, le tout pour les jeunes enfants.  Le monde de l’édition jeunesse nous offre là une de ses plus talentueuses illustratrices alors pourquoi bouder notre plaisir plus longtemps ?


Vous venez de prendre un virage important dans votre carrière en partant de zéro dans un domaine que vous ne connaissiez qu’en tant que lectrice. Comment en êtes-vous venue-là ?



Si j’en suis là, je le dois à ma scénariste Brigitte Luciani, avec qui j’ai déjà travaillé pour l’édition jeunesse, il y a six ans de cela. Nous avons réalisé un livre ensemble qui s’appelle Tous à la mer  qui avait obtenu le Prix de la mer à Concarneau. Brigitte est tombée dans la BD quand elle était toute petite et c’est elle qui est venue me chercher pour cette BD. Moi, la BD, n’en ayant jamais fait, je n’étais pas très sûre de vouloir me lancer dans cette aventure. Mais elle me connaît bien, elle sait mon attachement à tout ce qui touche de près la nature – je ne suis pas illustratrice d’univers animalier par hasard – et elle a eu le dernier mot en m’écrivant un scénario sur mesure.


Il est plus fréquent de voir des auteurs de bandes dessinées aller vers l’illustration pour enfants que l’inverse. Comment expliquez-vous ce cheminement atypique ?



Par une certaine curiosité. J’ai touché à peu près à tout ce qui pouvait se mettre en images pour des enfants – des bouquins de cuisine, des cartes postales, des boîtes de jeux, des imagiers – mais je n’avais jamais abordé la BD. Et ça n’a rien à voir. Tous ces domaines relèvent de l’image, bien sûr, mais il ne s’agit pas du tout des mêmes démarches. Dans mes albums de Fenouil, par exemple, j’ai l’habitude de dessiner une scène en particulier, choisie au milieu de plein d’autres, alors qu’en BD, je peux justement me permettre de dessiner toutes les images qui me viennent à l’esprit. C’est tout une façon de penser à revoir. Et puis, habituellement, le format de mes dessins est de 43 cm de large et 29 de haut, et là, pour cet album, je me retrouve confronté à des pages de format A 4 où je dois dessiner six à huit cases…


J’imagine qu’il n’est pas si facile de quitter tout un univers pour se lancer dans la bande dessinée et l’apprentissage de nouveaux codes. Vous aviez déjà une culture de lectrice de bandes dessinées ?


Je suis une grande fan de Tardi et d’Hugo Pratt et j’aurais adoré faire comme eux de la bande dessinée. Si je me suis retrouvée cataloguée dessinatrice pour les petits, c’est à cause de mes éditeurs qui, au vu de mon style, m’ont mis dans cette case. Mais tout cela n’est pas fait sciemment : un jour, on se lève et on s’aperçoit qu’on est à une place à laquelle on n’aurait pas forcément pensé. Et la bande dessinée est finalement assez éloignée des univers que j’ai coutume de dessiner.


Votre album ressemble pourtant assez à ce que vous avez réalisé dans vos albums pour enfants, non ?


D’un point de vue technique, vous avez tout à fait raison. Quand je me suis lancée dans cette aventure, j’ai été confrontée à suffisamment de problèmes en matières de codes spécifiques à la BD pour que je ne me pose pas en plus des questions de style. Par exemple, ça va vous paraître ridicule, mais je n’avais jamais dessiné de bulles dans mes illustrations. D’ailleurs, quand je fais une illustration en double page, j’ai tendance à oublier de laisser de la place pour le texte ! Du coup, j’ai passé 1 000 coups de fil à mon éditeur pour savoir s’il fallait les inclure dans mon dessin ou les rajouter après, dans quel sens les agencer… Bref, des questions de novice. Je commence seulement maintenant à pouvoir penser mon dessin en y incluant mentalement la place des bulles ! J’ai également eu des débats enflammés avec des copains dessinateurs de BD à propos de la couleur. Alors que je tenais vraiment à les faire à l’aquarelle, ils disaient tous que c’était incompatible avec le trait noir typique de la BD et ils me conseillaient soit de les réaliser à l’ordinateur, soit de manière plus traditionnelle avec un dessin encré sur lequel j’aurai mis mes couleurs. Mais moi, je ne voulais pas de ce fameux cerné, j’aurai été bien en mal de le faire, n’ayant jamais travaillé ainsi. Cela m’aurait davantage compliqué l’existence. En fait, ne connaissant pas tous ces codes, je m’aperçois que j’arrive dans ce milieu avec la fraîcheur du débutant qui n’en est heureusement pas totalement prisonnier.


Vous restez très fidèle à l’univers animalier qui a fait le succès des albums illustrés de Fenouil.


J’ai remarqué qu’il était plus facile pour un petit garçon ou pour une petite fille de s’identifier à un animal, même lorsqu’il n’est pas du même sexe que soi. Les garçons ont beaucoup de mal à s’intéresser à des personnages humains de filles alors que cela leur pose moins de problème si celui-ci est un petit animal. Les filles sont moins sectaires dans ce domaine. Voilà pourquoi je crois que l’univers animalier est plus universel. De plus l’identification d’un petit Asiatique ou d’un petit Africain ne pose pas de problème quand le héros est un lapin. Pour cet album, Brigitte et moi nous nous sommes également interrogées pour savoir si nous allions habiller ou pas nos animaux. Ça n’a l’air de rien au premier plan, mais ce genre de détail est très important… C’est ce qui explique pourquoi la plupart des personnages d’albums pour enfants sont des animaux.


Vous êtes une illustratrice reconnue dans votre milieu. Vous êtes-vous servie de cet atout lorsque vous avez démarché les éditeurs ?


Disons que vingt ans passés dans le milieu des albums jeunesse, chez un éditeur coédité dans quinze pays… c’est évident que ça aide. Mais je crois que ça atteste aussi d’un savoir-faire, tout simplement. Même si je doute beaucoup, et de plus en plus au fil du temps, …


Est-ce que cette incursion dans la bande dessinée correspond à ce que vous en attendiez ?



Je suis encore en plein dedans, vous savez. Mais je me souviens qu’en démarrant l’album, j’avais une façon très théâtrale de faire jouer mes personnages en mettant une ligne d’horizon au niveau des yeux et en déplaçant mes personnages de gauche à droite, et inversement. Jusqu’au jour où un éditeur chez qui on avait déposé le projet m’a dit : « Il serait peut-être temps de placer la caméra sur votre tête et de voyager un peu dans tous les sens ! » Ça m’a fait l’effet d’une révélation. : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » Et hop, j’étais partie !… Cela dit, je me permets peu à peu davantage de liberté dans le domaine jeunesse depuis qu’il y a l’ordinateur. Je scanne mes crayonnés, je les passe à l’écran pour zoomer sur telle ou telle partie et je vois apparaître des cadrages que je n’aurais jamais imaginé auparavant. Chaque expérience enrichie l’autre. Aujourd’hui, j’ai vraiment le sentiment que la BD est ma récréation.


Vous ne preniez plus de plaisir à l’illustration ?


Mais si, bien sûr. Ce n’est pas la question. Le format imposé par ce type de dessin apporte un stress supplémentaire. La mise en couleurs à l’aquarelle n’autorise pas la moindre erreur et je risque à tous moment de devoir reprendre de zéro un dessin gigantesque. Là, en bande dessinée, il s’agit de dessins plus petits et donc, si j’en rate un, l’enjeu n’est pas le même. Et puis pour moi, c’est tout nouveau tout beau : je suis comme une amoureuse qui se découvre 1 000 envies. J’ai des idées BD qui fusent, des envies de dessiner tel ou tel animal dans tels ou tels nouveaux décors… Au détriment, d’ailleurs, de mes éditeurs jeunesse qui aimeraient bien que je revienne à mes moutons… heu, mes lapins !


Parce que le rythme de travail est différent en BD ?


Une BD est beaucoup plus longue à réaliser, c’est certain. Mais lorsque je viens d’achever un ouvrage jeunesse et que j’ai huit ou neuf planches de BD à dessiner, la transition n’est pas aussi simple que cela. J’ai besoin d’un petit peu de temps. J’ai l’impression d’être au bord d’une piscine et de me demander : « j’y vais, j’y vais pas ? » Et quand j’y suis, je m’y sens tellement bien que je me demande pourquoi je suis restée si longtemps sur le rebord à hésiter.


Vous avez une vue d’ensemble de Monsieur Blaireau  ?


Le scénario du deuxième volume est déjà écrit. Je peux vous dire que les problèmes de nos héros ne vont pas s’arranger. Autant Madame Blaireau est morte laissant son mari libre de refaire sa vie, autant Papa Renard ne va pas l’entendre de cette oreille. S’il a quitté le foyer, c’est qu’il est un peu volage, mais il reste aussi très attaché à sa fille.


Au contraire des albums illustrés, ce côté sociologique de l’histoire où vous traitez de problèmes intimes comme la famille recomposée est quelque chose d’assez nouveau en BD, non (Janin développe ce sujet dans des albums au Lombard, ndlr) ?



J’ai testé l’histoire au fur et à mesure que je la dessinais en me rendant dans une classe de CP où la maîtresse avait abandonné tout son programme de lecture pour consacrer les deux derniers mois de l’année à ce travail. Dès que j’ai commencé à lire l’histoire, les langues se sont déliées et les enfants se sont confiés, manifestement touchés de près par la question. J’ai pu voir combien ces sujets leur permettaient de s’identifier et de prendre un peu de recul sur leur quotidien.


La grande question que pose votre album, c’est de savoir si un blaireau peut vivre aux côtés d’un renard ? Qu’en pensez vous ?


Je répondrais oui, sans équivoque. Le plus incroyable, au-delà du petit message de tolérance que le sujet véhicule, c’est que le phénomène existe bel et bien dans la nature. J’ai fait des recherches sur la fabrication des terriers de blaireaux et il se trouve qu’ils possèdent deux sorties et deux entrées dont une, rectiligne, en biais, à trois mètres du lieu où la famille dort. Le renard, plutôt flemmard, cohabite très volontiers avec le blaireau, à la manière d’un squatter. Comme ils n’ont pas les mêmes horaires, cela ne pose pas trop de problèmes… À propos, savez-vous qu’un lapin qui a son terrier à côté de celui d’un renard ne sera jamais mangé par celui-ci ? La nature nous donne de sacrées leçons de voisinage !


Plus qu’un auteur pour enfant, est-ce que vous ne seriez pas en train de nous dire que vous êtes davantage une auteure naturaliste ?



C’est vrai que je vis très près de la nature. Et, pour l’anecdote, sachez qu’avec le concours de l’IGN, j’ai pu faire un relevé topographique des lieux environnant ma maison et l’histoire de Monsieur Blaireau et Mme Renarde se passe donc dans ces décors près de chez moi, en Bretagne. Cela confère une certaine logique au déroulement de l’histoire que nous construisons en fonction de ces impératifs. C’est comme une pièce de théâtre en pleine nature.



Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault

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