Joann Sfar, la vie dessinée

Dans le douzième tome de sa série culte Le Chat du Rabbin, Joann Sfar aborde un épisode fort de la vie du Rabbin : la Première Guerre mondiale.

La Traversée de la mer Noire

Le Rabbin, le Malka des lions, El Rebiboh et Bénédiction évoquent leur participation à la Grande Guerre. En ce temps-là, ils sont tous jeunes, le lion aussi. Le Rabbin est à Alger, El Rebiboh et Bénédiction à Paris, la ville où l’on n’est plus ni noir, ni juif, ni arabe. On est seulement amis et on fait de la musique.

Quand la France mobilise et « range tous ses bougnoules ensemble », ils se retrouvent dans les tranchées. Et quand sonne l’armistice, la guerre continue pour eux (les Noirs, les Arabes, les Juifs), car la France les trimballe vers d’autres boucheries, jusqu’à la mer Noire. Le chat, toujours un peu centré sur ses états d’âme, se fiche des atrocités guerrières. Il est outré : il vient d’apprendre que le Rabbin a eu un autre chat dans sa vie, avant LUI. Inquiet, il reste obsédé jusqu’à la fin par ce rival, cet autre chat du Rabbin.

Le Retour du Chat du Rabbin

Le fil rouge, ce qui permet au Rabbin de raconter sa guerre, c’est ce minuscule chat rouge (oui, et c’est le moment de remercier la coloriste Brigitte Findakly) que la petite Zlabya lui a mis dans les bras la veille de son départ pour qu’il se sente moins seul là-bas – dans cette pagaille sanglante où l’on expédie les « bougnoules » partout où les soldats (blancs) vivants se font rares, sans leur demander leur avis, bien sûr.

J'ai essayé dans ce livre de faire comme les récits d'anciens combattants : écrire 200 pages et n’en garder que 70 pour qu'on ait l'impression d'entendre des petits mots de quelqu'un qui a fait la guerre. 

Joann Sfar le 8 octobre 2023 sur France Inter

On sait que la guerre est moche, féroce, absurde, et cet épisode de la vie du chat, très sérieusement documenté, en est le rappel bouleversant. On ne sait plus qui tue qui, ni pourquoi ; on a seulement l’espoir d’en sortir un jour. Avec les amis, de préférence. Car, ce qui arrive à surnager dans la barbarie, c’est la débrouille, l’amitié, la fraternité, l’humour de survie.

La puissance du récit, l’ironie royale des dialogues, le dessin qui montre impitoyablement la peur, la faim, le froid et le carnage, tout évoque Voyage au bout de la nuit et son Bardamu qui dit, dès le début : « On était faits, comme des rats. »

Lire également : Le Chat du Rabbin a déjà 20 ans !

Cinq questions à Joann Sfar

Même si « les soldats maghrébins, juifs ou musulmans sont l’objet d’assez peu de littérature », vous réunissez ici une abondante documentation, parfaitement digérée et intégrée de manière virtuose à la fiction.

Joann Sfar : J’ai lu beaucoup de lettres de soldats, de souvenirs de marins, et les livres que j’ai pu trouver. Et j’ai eu largement le temps de tout digérer puisque j’ai ce projet en tête depuis quinze ans. Ce qui me retenait, c’est qu’il fallait dessiner des bateaux et des uniformes… Et puis il y avait Voyage au bout de la nuit.  

Bien sûr, le lien est évident et c’est un compliment. Mais Céline,  en dehors de son génie, a une sale réputation. Qu’en pensez-vous?

J.S. : La guerre de 14-18, ce rire désabusé qui a l’air de sortir du Moyen Âge  – le lien avec Céline apparaît immédiatement… J’adore Voyage au bout de la nuit, je l’ai lu à 16 ans et je n’ai jamais pu l’oublier. Alors, bien sûr, la comparaison me plaît. Et puis, inviter des Juifs chez Céline, ça ne peut que lui faire du bien…

Il y a dans ce récit quelques pratiques d’une férocité invraisemblable, comme « la soupe de communistes ». (Lire le livre pour en savoir plus…)

J.S. : Et pourtant, c’est vrai. Les officiers gelés aussi (lire le livre, etc.) – ça s’est passé dans une région plus froide qu’Odessa, mais c’est arrivé. Les deux camps rivalisaient d’horreur pour terrifier l’ennemi.

Un message ?

J.S. : Je voulais montrer mon Rabbin aumônier des armées, priant pour les Juifs, les Arabes et les Noirs, priant « avec la méchanceté du type qui sait très bien que Dieu ne fera rien ». Et surtout, j’espère que mes lecteurs auront envie de se documenter sur cet épisode très oublié de notre Histoire.

Une rétrospective au mahJ

Le musée d’art et d’histoire du Judaïsme présente la première exposition en France consacrée à Joann Sfar. Avec près de 250 planches et dessins, pour la plupart jamais montrés, des carnets, des photographies et des films, elle retrace le parcours d’un artiste dont la créativité se déploie depuis plus de trente ans dans la bande dessinée, le cinéma et la littérature.

À travers les réalisations les plus emblématiques de Joann Sfar, l’exposition met en évidence la cohérence de son œuvre : des innombrables carnets personnels à ceux de Klezmer, des récits pour l’enfance (avec une salle dévolue  aux jeunes visiteurs) aux planches érotiques sur le peintre Pascin.  

Faisant la part belle au Chat du Rabbin, elle souligne à quel point l’artiste a fait entrer la judéité dans la culture populaire.

Un magnifique catalogue d'exposition est disponible en librairie et au mahJ.

Exposition Joann Sfar, la vie dessinée du 12 octobre 2023 au 12 mai 2024 au mahJ

Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme

Hôtel de Saint-Aignan

71, rue du Temple

75003 Paris

En librairie

Retrouvez la série culte du Chat du Rabbin en librairie et sur 9^ème Store :

Bonne lecture !