La matières des rêves

Par l'équipe Dargaud

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L’écrivain Laurent Kloetzer* s’est longuement entretenu avec Alex Alice à l’occasion de la parution du premier volume de Siegfried. Au cours de cet entretien (intégralement publié dans l’ouvrage spécial qui précédera de deux semaines la sortie de la bande dessinée), l’interviewer a voulu identifier les sources de son Siegfried et la manière dont il les a mêlées et travaillées.


 Ou l’art de raconter une histoire !


Dans Siegfried, tu donnes ta propre vision d’une légende nordique. Or l’univers des dieux scandinaves est relativement peu connu en France. Comment as-tu rencontré cette mythologie ? Quelles sont tes sources ?

 Ma première approche a été L’anneau du Nibelung, la Tétralogie de Richard Wagner, avec laquelle j’ai été familiarisé très jeune à l’occasion de la diffusion télévisée de la version Chéreau-Boulez. Mon père me l’avait enregistrée sur quatre énormes cassettes. Je devais avoir 9 ou 10 ans… Quand mon père m’a d’abord raconté l’histoire, j’ai été complètement enchanté et j’ai décidé de regarder tout ça. Quatorze heures d’opéra ! Je m’installe confortablement avec des provisions, L’Or du Rhin démarre… une heure après, je me réveille ! Premier échec. Je ne me suis pas découragé et j’ai recommencé, une fois, deux fois… En reprenant depuis le début à chaque fois pour me plonger dans cet univers. Mais je me retrouvais face à des dieux qui ressemblaient à des chanteurs allemands. Le Ring m’échappait. Tous ces héros, ces légendes, cet anneau magique, l’épée et le dragon, qui étaient dans le récit de mon père… tous terrassés par l’austérité de la production. Malgré mes efforts, je n’ai jamais dépassé La Walkyrie, le deuxième opéra. Étant enfant, je n’ai pas vu Siegfried, je ne suis jamais arrivé jusqu’au dragon. Et entre-temps, j’ai découvert Le Seigneur des Anneaux. Alors, enfin, tout le monde promis des dieux, des nains et des épées brisées s’est ouvert à moi. Ce fut une révélation, évidemment.

 Mais après ça, le Ring est resté pour moi une sorte d’Everest, un fantasme incroyable parce qu’inaccessible et donc fabuleux. Les simples noms des opéras (L’or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux) me faisaient rêver. Des années plus tard, en 2000, j’étais en train de terminer Le Troisième Testament et réfléchissais à ce que je voulais faire ensuite. J’avais quelques projets… je cherchais des sujets qui puissent me canaliser, notamment du côté des opéras. Je ne pensais pas au Ring, qui me paraissait trop compliqué. Je n’y voyais que de grands concepts, et pas le potentiel humain suffisant pour en faire une histoire attrayante… J’avais pourtant toujours en tête la marche funèbre de Siegfried, entendue dans Excalibur de John Boorman.

 Je suis donc en train de terminer Le Troisième Testament, je suis en recherche et un jour, dans une boutique de CD d’occasion, je vois un coffret du Ring, joli mais un peu cher… J’achète autre chose, je sors… Puis j’ai un regret. Arrivé au coin de la rue, je fais demi-tour et je l’achète. Je le mets sur la platine le soir même. Je ne me souvenais plus du début de l’œuvre et je me demandais alors comment, d’un strict point de vue musical, Wagner avait bien pu faire pour démarrer une œuvre de quatorze heures avec des enjeux aussi titanesques. Le disque démarre avec l’ouverture de L’Or du Rhin. C’est le morceau dont je me suis finalement servi pour le pilote du film d’animation. C’est magnifique.

 C’est la création du monde. J’étais estomaqué. J’ai écouté tout le Ring, le livret en mains. Débarrassé de l’image de l’opéra filmé, j’étais à nouveau enchanté. Les visions de Wagner sont inspirées, puissantes, romantiques, fantastiques… Et en terme de dramaturgie, le livret est très fort. J’y ai retrouvé tout ce que j’avais envie de raconter et de mettre en images.


Mettre en images, sous quelle forme ?

 Au tout début, j’avais envisagé un gros album one shot, qui aurait collé d’assez près à l’opéra, avec l’idée vague d’adapter chacun des quatre opéras de la même façon. Mais comme le travail sur le scénario progressait, je me suis retrouvé à y intégrer des éléments provenant des autres opéras du Ring, des inspirations personnelles et des éléments issus d’autres sources, ce qui faisait un peu trop de matière pour un seul album… J’ai donc revu mes plans et décidé de faire un triptyque tournant autour du personnage de Siegfried. Durant la même période, j’ai découvert le story-board d’Akira et je me suis dit : “Mais c’est exactement le film !” Tous les plans, tous les cadres étaient là… Je me suis rendu compte alors qu’on pouvait commencer le travail sur un film d’animation avec trois fois rien… Et avec Siegfried, j’avais le sujet pour faire un beau film, un film qui saurait s’adresser tout autant aux enfants qu’aux adultes… Bien sûr, pour ce qui est des “trois fois rien”, je me faisais quelques illusions… qui m’ont permis de commencer à travailler.


Tu es plutôt connu pour ton travail dans la BD… Pourquoi t’être lancé dans un projet de film d’animation ?

 Parce que j’adore ça ! Professionnellement, je fréquente le domaine depuis longtemps, jusqu’à ma dernière collaboration sur le futur Un monstre à Paris, de Bibo Bergeron. Pour Siegfried, mon envie a tout de suite été de faire un très beau film, 90 minutes en full animation, la technique des Disney de la grande époque ou bien les films de Miyazaki. Et surtout, un film en 2D, un vrai dessin animé. Je crois que le dessin animé en 2D est le support idéal des contes et des légendes. Dans les années 1950, on a tourné pas mal de films de fantasy avec de vrais acteurs… et personne ne s’en souvient. Par contre, les dessins animés façon Disney sont immortels. Et la 2D est le seul moyen d’animer des personnages humains crédibles, qui ne soient pas des caricatures. La technique 3D simule la réalité, avec des lois simplifiées ou modifiées. Le dessin animé, lui, sublime la réalité. En quelques traits, on peut évoquer une femme d’une incroyable beauté en laquelle le spectateur projettera son idée de la beauté alors qu’un personnage en 3D restera une poupée, une marionnette sophistiquée. En fait, il n’y a qu’avec la 2D que tu peux représenter des dieux… Or Disney a arrêté de représenter des légendes ou des contes et s’est recentré sur des comédies en 3D. Seul le studio Ghibli propose encore des dessins animés de grande qualité sur des histoires fantastiques. Pourquoi ne pas lancer alors un projet européen ? Grâce à Disney, il existe en Europe de vrais talents pour réaliser le film avec la qualité que la légende mérite.


Comment passe-t-on du Siegfried de Wagner au Siegfried d’Alex Alice ?

 Sans complexe ! Je ne suis ni “wagnerolâtre” ni expert en mythologie nordique. La poésie de Wagner et des sagas me touche en tant que spectateur, et non comme spécialiste. Quand je lis ce qu’écrit Wagner dans son livret, quand j’écoute sa musique, je reçois le Ring, je vois quelque chose que je n’ai jamais vu ailleurs, surtout pas sur scène… Le cycle regorge de scènes absolument déchirantes, d’une grande puissance symbolique… Voilà mon envie, le sang de mon histoire, comme tu dis.

 J’ai adopté comme démarche de raconter l’histoire de Siegfried, d’en faire ma version en allant puiser dans toutes les sources, depuis les légendes anciennes jusqu’aux interprétations les plus modernes, car je ne voulais pas adapter l’opéra tel quel. En bande dessinée, P. Craig Russel l’a fait dans son comics The Ring of The Nibelung. C’est une adaptation presque parfaite, Russel ayant adapté les dialogues à la narration BD. Mais pour moi, si sa narration est difficile à surpasser, elle pâtit de son parti pris de fidélité. Certaines scènes des opéras sont tellement basées sur la musique qu’elles ne peuvent pas exister de manière satisfaisante sur la page… Et puis l’histoire telle quelle ne me convenait pas, j’avais envie de raconter mon histoire de Siegfried.

 Dans la légende, j’ai reconnu énormément d’éléments repris par Tolkien et par George Lucas, et j’ai senti derrière une forme archétypale du récit de formation, de l’histoire initiatique du passage à l’âge adulte. Je me suis renseigné sur la démarche de Wagner et sur ses sources. Je me suis tourné principalement vers la Völsunga Saga, le cycle légendaire nordique, et le Nibelungenlied, la version courtoise allemande. Il existe aussi d’autres traditions, deux ou trois récits qui sont plus folkloriques. Le Nibelungenlied ne m’a pas trop intéressé, c’est une chanson courtoise du xiiie siècle, tout ce qui y était trop ouvertement fantastique et mythologique en avait été évacué. Les dieux n’intervenaient plus, le dragon était tout juste évoqué, et on se retrouvait dans des histoires de cour et de rivalités amoureuses. Le Lied a toutefois enrichi mon regard sur le sujet et m’a aidé à comprendre que ce qui m’intéressait se trouvait plus dans la sphère nordique que germanique… Maintenant, Siegfried (l’opéra) me pose des problèmes dramaturgiques, le principal étant que je déteste le personnage de Siegfried que présente Wagner !


Quels sont les éléments de ton chemin de lecture qui ont influencé Siegfried ?

 Wagner, bien sûr. Puis Le Seigneur des Anneaux, énormément. Ensuite, le cycle d’Elric, de Michael Moorcock aussi, notamment pour le rapport très personnel d’Elric avec les dieux. C’est une lecture d’ado, mais la fin du cycle d’Elric est restée pour moi quelque chose d’absolument gigantesque. Je n’ai pas lu beaucoup de fantasy parce qu’après Le Seigneur des Anneaux, tout m’a paru fade.


Vu ton domaine, parlons un peu de bande dessinée…

 En bande dessinée, mon ambition se situe “quelque part entre Slaine et Bone” ! Slaine, conçu au début des années 1980 par Mills et Bisley, est un récit des légendes celtes totalement décomplexé d’un point de vue graphique, à la fois très puissant et très intelligent dans son évocation mythologique. Bone, de Jeff Smith, présente un mélange des genres réjouissant et une utilisation très drôle du rythme et de l’ellipse. Graphiquement, la forme est très tenue est très claire. À peu près rien à voir entre les deux, donc, mais je m’efforce de trouver !


Et les films ?

 “Quelque part entre Excalibur et Le Livre de la jungle !” Excalibur a été un énorme choc. Je ne l’ai pas vu en salle alors que mes deux grands frères avaient pu le voir pendant que j’étais en voyage. Quand j’ai atterri, ils m’ont sauté dessus : “Excalibur, c’est génial, il y a des corbeaux qui mangent les yeux des morts !” Il a fait partie des films sur lesquels j’ai eu une très grande attente… jamais déçue. Je l’ai découvert en cassette et là, ç’a été le choc absolu, à la hauteur de mes rêves. La musique d’Excalibur est axée autour de la marche funèbre de Siegfried, qui sert de thème principal et qui est utilisée de manière absolument remarquable. On l’entend plusieurs fois de manière partielle : au début du film, le début du morceau est utilisé comme thème de l’aube des temps. Puis la suite est utilisée comme thème de l’épée, Excalibur, et le morceau est rejoué en entier à la fin. C’est prodigieux. Pour moi, on touche au mythe dans ce qu’il a de puissant, romantique, intemporel… J’aime le film dans son intégralité, et la fin touche au sublime, on n’a rien fait de mieux ! Pour la fantasy, je pense aussi bien sûr au Conan de Milius et au Treizième Guerrier de John McTiernan, un grand film massacré par son scénariste-producteur. Sur une touche plus légère, les films qui m’ont énormément marqué sont aussi des films de cet âge charnière… J’ai vu en salle Dark Crystal. J’avais 8 ans mais j’ai tout fait pour le voir parce que j’avais vu des photos du film dans Mad Movies !


Parlons maintenant de problèmes plus génériques liés à l’écriture d’une histoire. Quelle est ton expérience en tant que scénariste ? Et en tant que créateur d’histoires ?

 Mes premiers scénarios finalisés sont ceux du Troisième Testament, que j’ai cosigné avec Xavier Dorison. Avant ça, j’avais envie de raconter des histoires, mais j’avais du mal à choisir lesquelles ! Quand j’ai rencontré Xavier, nous nous sommes bien entendus et nous sommes partis sur de nombreuses pistes et idées… jusqu’à ce qu’il arrive avec l’idée du Troisième Testament, sur laquelle j’ai tout de suite accroché.

 Puis il y a eu l’épisode Tomb Raider. Avec Patrick Pion, nous avons voulu démarrer une série sur Lara Croft, quelque chose de léger, qui me tenait à cœur et qui était très plaisant. Mais tout s’est arrêté avant de démarrer parce que les droits sur le personnage ont été gérés n’importe comment. L’album a été retiré des rayonnages, après un bon succès… et il n’y a pas eu de suite. C’est dommage parce que j’aimais bien l’idée de faire une série d’aventure légère avec une histoire à chaque fois, façon Spirou. Tant pis. Puis j’ai travaillé sur Siegfried, les albums et le film, puis sur un nouveau projet avec Xavier Dorison et Robin Recht : Julius, le dernier scénario auquel j’ai collaboré.


Est-ce que le fait de raconter des histoires t’intéresse ? On a vu que tu aimais mettre en place un univers, évoquer le mythe…

 Raconter des histoires est la partie qui m’intéresse le plus, encore plus que de les créer.


LK



 * Laurent Kloetzer est écrivain, auteur de plusieurs romans de fantasy (dernier paru : Le Royaume blessé, aux éditions Denoë

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