Annie Goetzinger, la "dame du mercredi" (La Croix - 29/12/2017)

Hommage de Bruno Frappat à une grande dame du 9ème Art

Par l'équipe Dargaud

Annie Goetzinger, la "dame du mercredi" (La Croix - 29/12/2017)

Annie Goetzinger en 1993. Hervé Bruhat/Rapho / Herve BRUHAT/ Herve BRUHAT/RAPHO

À l'heure où nous nous apprêtons à rendre un dernier hommage à Annie Goetzinger, voici le bouleversant texte écrit par son ami Bruno Frappat, paru vendredi dernier dans le quotidien La Croix et que nous partageons ici avec son accord.

"Mort-saccage

Je l’avais appelée la « dame du mercredi » et elle ne trouvait pas la chose discourtoise et encore moins inexacte. À l’heure où cette chronique est écrite, à l’aube du mercredi, invariablement elle se plantait devant son ordinateur, dans son lumineux atelier d’artiste, à Issy-les-Moulineaux. Elle espérait que, pour une fois, le tricoteur des mots ne traînerait pas trop dans son ouvrage d’écriture hebdomadaire. Les heures étaient alors comptées. Il fallait qu’elle lise le texte, en apprécie le suc (le cas échéant) et, s’en inspirant, propose une esquisse de dessin qu’elle ferait parvenir ensuite à l’homme du mercredi, son symétrique de l’autre côté des moyens de communication, son équipier de la page, afin qu’il valide, ou non (rarement non), l’esquisse. Et l’idée générale du dessin. Le dessin définitif, elle devrait l’envoyer au journal avant la fin de la journée.

Parfois, elle s’exaspérait du temps qu’il mettait à lui proposer un texte et elle envoyait des appels au secours tantôt ironiques (« c’est bien pour aujourd’hui votre chronique ? »), tantôt fiévreux (« j’ai un rendez-vous médical important que je ne peux pas remettre »). Puis les choses rentraient dans l’ordre immuable d’une collaboration amicale de près de vingt ans (depuis 1999 !).

Texte, esquisse de dessin, bref dialogue et feu vert final du scripteur. Comme elle n’était pas toujours sûre d’elle, elle agrémentait ses esquisses de commentaires parfaitement inutiles comme des sortes de légendes qui expliquaient le dessin alors qu’il n’y a jamais lieu de justifier un dessin. La consigne était permanente : « Pas d’illustration, Annie, pas de didactisme ni de dessin pédagogique, mais une chronique dans la chronique, portée par votre poésie à vous. » Parfois elle osait, parfois non. Elle avait la timidité du talent.

La dame du mercredi est morte mercredi dernier à l’heure exacte où je mettais un point final à la chronique de Noël, sur l’espérance de l’enfance et les risques des migrations. Elle n’a pas eu à l’agrémenter d’un dessin. Pourtant, le sujet lui aurait plu. Mais nous l’avions, avec quelques amis, vue la veille dans la clinique où, dès la porte franchie, nous avions compris qu’elle était entrée en agonie. N’insistons pas sur les détails atroces, les relations et la dignité abolies, les contacts et le souffle coupés, les sourires effacés, les lèvres fermées de solitude, les regards privés des couleurs de la vie si longtemps offertes aux lecteurs. Le teint blafard.

La mort n’a aucun savoir-vivre, elle ne respecte rien. Ni la fragilité, ni la faiblesse de l’abandon, ni le diaphane d’une féminité faite pour plaire et se plaire à l’existence. La mort saccage tout, esquinte la beauté, terrasse les plus beaux sentiments. Il paraît qu’il y a des gens qui trouvent que la mort est l’un des plus beaux moments de la vie. Ils ne sont pas morts ceux-là, ils n’ont jamais vu quelqu’un de chair et de cher partir, malgré nos caresses et embrassements, pour l’incompréhensible voyage terminal.

Ils n’ont pas vu ce qu’elle fait, la mort, de la grâce et de la sensibilité d’une femme comme Goetzinger, la délicatesse même. On avait toujours l’impression qu’elle marchait sur des œufs de Fabergé avec des escarpins dessinés par « Monsieur Dior », le grand héros de la fin de son œuvre à qui elle avait consacré l’un des plus beaux albums qu’elle ait produits.

La mort-saccage ne prévient pas. Quelques mois seulement se seront passés entre les apparitions de ses premiers cancers et sa mort, le 20 décembre. La mort qui ne respecte rien des projets en plan des humains, des dessins qu’elle avait entrepris, des idées de voyages, des rassemblements de dessinateurs, dont celui de Blois, qu’elle chérissait par-dessus tout. Non, fini, tout ça, annulé. Coupée de la vie.

Du jour au lendemain, plus rien parce que des cellules malignes sont venues faire, jour et nuit, leur sale travail de sape, de la tête aux organes vitaux. Mais pourquoi donc faut-il que des femmes tombent parfois à cet âge (66 ans, encore plein de promesses de vie et de sagesse, de talent, d’affection et de pensées) ? Qui choisit le moment d’un décès si ce n’est un tas de cellules vaches ou un organe défectueux qui refuse de continuer à ronronner tranquillement ?

Les survivants restent les bras ballants et l’esprit vidé. Ils expriment des banalités, des souvenirs récents ou anciens qu’ils échangent pour meubler le temps de leur angoisse. Chacun alors ne pense qu’à soi. Annie Goetzinger aura eu une vie artistique riche et productive grâce notamment à sa collaboration avec l’illustre scénariste de BD Pierre Christin. L’auteur de cette chronique s’honore de lui avoir permis, durant près de vingt ans, de concourir à la vie d’un grand journal, lui permettant de continuer à s’intéresser à l’actualité du monde, l’essentiel et l’accessoire.

Au cours des dernières années de sa « carrière » (mot qui ne lui ressemblait pas), elle était très perturbée par l’idée qu’il lui faudrait, un jour prochain, se retrouver dans la solitude, un début de pauvreté sans commandes et sans beaucoup d’amis rescapés des temps de la splendeur passée, quand elle s’autorisait des mondanités. Elle aurait une retraite d’artiste, c’est-à-dire trois francs six sous. Elle affectait de ne pas s’en inquiéter plus que cela, mais on sentait que ces perspectives noires meurtrissaient son cœur et crispaient ses sourires.

Voilà, Annie Goetzinger n’est plus, comme on dit, elle nous a quittés subrepticement, comme dans un murmure, dans la discrétion qui était sa marque de fabrique. Fini les esquisses vaporeuses du mercredi avec les jeux d’ombre et de lumière et les pastels sur les tissus dont elle rendait l’ampleur, les plis, le « tombé ». Fini les figures féminines dont elle avait d’emblée saisi toute la beauté ; fini les petits dialogues entre nous : « Vous n’ajouteriez pas une nuance de gaieté ? Vous n’atténueriez pas le sinistre de cette scène ? Ne décourageons pas les lecteurs de La Croix qui sont des gens positifs. » Elle bataillait un peu. On la laissait faire son œuvre, en toute indépendance et liberté. La petite grande dame est partie. Un hommage lui sera rendu au funérarium de Clamart le 3 janvier à 13 h 45, suivi de l’inhumation au cimetière ancien de Noisy-le-Grand.

Fini les échanges du mercredi. Ce qui ne finira pas, c’est la gratitude et la tristesse qu’Annie nous laisse au cœur."

 Bruno Frappat

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